Dossier / Marketing d’influence, parrainage, RSE : ces stratégies de publicité déguisée de l’industrie du tabac
Abidjan le 26 Juin 2023 – L’industrie du tabac n’est jamais à court d’idées quand il s’agit de contrarier la lutte contre le tabagisme. Pour contourner l’interdiction légale de la publicité en faveur de ses produits, elle utilise plusieurs tactiques subtiles allant du marketing d’influence aux activités de responsabilité sociale des entreprises (RSE) en passant par le parrainage.
Environ 9.000 personnes meurent du tabagisme chaque année en Côte d’Ivoire, selon le ministère de la Santé. Au plan économique, la lutte contre ce fléau coûte 28,6 milliards de FCFA par an à l’Etat pour la prise en charge des maladies causées par la consommation des produits du tabac. Un coût supérieur aux recettes générées par la taxe sur le tabac qui s’élève à environ 18 milliards de FCFA par an.
Au plan environnemental, le tabac contribue à la disparition du couvert végétal, l’appauvrissement des sols, la pollution de l’air et de la nappe phréatique (un mégot jeté pollue environ 5 litres d’eau).
Pour encadrer la consommation du tabac de garde-fous légaux et ramener ses conséquences (économiques, environnementales et sanitaires), à des proportions moins importantes, le gouvernement ivoirien a pris plusieurs mesures.
Il a notamment ratifié en 2010 la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte anti-tabac (CCLAT) dont l’article 13 recommande ‘l’interdiction globale de la publicité, de la promotion’’ en faveur des produits du tabac.
Les autorités ivoiriennes ont également adopté et promulgué en juillet 2019 une loi relative à la lutte anti-tabac dont l’article 14 dispose que “la publicité y compris la publicité transfrontalière, la promotion, la propagande directe ou indirecte en faveur du tabac et des produits du tabac, le sponsoring, le parrainage et le mécénat, en tout lieu, sous toute forme et nature, est interdite’’.
“Il est également interdit toute forme de communication en faveur du tabac et de ses produits’’, ajoute le dernier alinéa de cet article.
Les dispositions de l’article 14 de la loi anti-tabac, inspirées de l’article 13 de la CCLAT empêchent donc les firmes de tabac de s’offrir des campagnes publicitaires dans les médias classiques comme la télévision, la radio, la presse imprimée et la presse numérique.
“La Loi anti-tabac nous interdit de faire de la publicité. Après son adoption, certaines entreprises sont passées en mode debranding. Mais d’autres jusqu’à maintenant n’ont pas encore totalement debrandé. Sur le terrain, certains, parmi nous, trichent’’, admet D. M., employé au département tabac d’une entreprise de distribution, représentant Philip Morris International (PMI) en Côte d’Ivoire, qui a requis avec instance l’anonymat.
Ce que confirme le président du conseil d’administration du Réseau des ONG actives pour le contrôle du tabac en Côte d’Ivoire (ROCTA-CI), Lacina Tall,
“On voit toujours des affichettes dans la ville, des voitures et des motos, avec des marques de cigarettes, qui continuent de circuler sur les routes à Abidjan. On entend même parler de restaurant chicha, club chica, lounge chicha. Normalement, ces noms commerciaux sont interdits puisque c’est de la publicité. C’est une forme voilée de publicité. L’industrie du tabac, à travers sa communication, fait tout pour se promouvoir’’.
Mises en scène du marketing d’influence….
Pour contourner l’interdiction de la publicité, l’industrie du tabac recourt au marketing d’influence (ou influence marketing). C’est une stratégie qui consiste pour les fabricants à s’allier avec un ou plusieurs influenceurs ou célébrités pour promouvoir leurs produits à travers des publications sur les réseaux sociaux (Tik Tok, Facebook, Twitter, Instagram…), où la publicité échappe à toute forme de contrôle.
Quelquefois, l’influenceur se met en scène avec un produit du tabac. En échange de ce travail de promotion, il perçoit une rémunération ou une commission sur les ventes.
En Côte d’Ivoire, des célébrités de la musique comme Alpha Blondy, Dj Arafat, Debordo Leekunfa, Yodé, le cyber activiste Don Giovanni, la coach Hamond Chic et le communicant Fabrice Sawegnon, qui comptent tous de nombreux abonnés sur les réseaux sociaux, se sont livrées (par des vidéos ou des photos sur les réseaux sociaux) à des scènes tabagiques au grand dam des acteurs de la lutte anti-tabac. L’ont-elles fait par ignorance de la loi ou étaient ce des publications téléguidées ?
S’il est hasardeux de soutenir, sans preuves formelles, que ces célébrités l’ont fait exclusivement pour le compte de l’industrie du tabac, force est de reconnaitre cependant que celle-ci en a tiré un bénéfice car les firmes de tabac ont trop de ressources et de méthodes sournoises pour que ces publications soient fortuites.
“Généralement, il est recommandé à l’influenceur d’avoir l’air naturel, de donner l’impression de s’exprimer ou d’agir en son nom afin de ne pas suggérer des publicités mises en scène. A côté des influenceurs, l’industrie du tabac s’attache aussi les services de groupes d’intérêt ou de façade tels que des associations influentes de la société civile pour vendre ses produits ou défendre ses intérêts“, soutient Dimitri Agoutsi, président du Réseau des communicateurs engagés dans la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme en milieu scolaire et universitaire (RECLTASU).
En août 2022, des clichés sur Facebook de Fabrice Sawegnon, fondateur et PDG de Life TV, et de la présentatrice télé Coach Hamond Chic relâchant des volutes de fumée de cigare avaient suscité une vive indignation mais étaient restés sans conséquences judiciaires pour eux. Pourtant, l’article 18 de la loi antitabac précise clairement que “la diffusion de toute scène tabagique est interdite à travers tout moyen de communication’’.
Icône incontestable d’une frange importante de la jeunesse jusqu’à son décès en 2019, Dj Arafat, s’était fendu en avril 2016 d’une révélation dans un Facebook live, visionné par des milliers de followers, majoritairement des adolescents. “Je fume depuis l’âge de 10 ans et je ne peux pas me passer de la cigarette. Je prie le Saint Esprit pour qu’un jour je puisse arrêter’’.
Il peut aussi arriver que l’influenceur coopté soit plus cash et moins enclin aux subtilités pour vanter le produit. Ainsi, en janvier 2022, la chanteuse Tina Glamour, mère de DJ Arafat, avait présenté sur les réseaux sociaux un nouveau paquet de pâte à narguilé, à l’effigie de son défunt fils.
“Je vais vous présenter une nouvelle marque de tabac. Ce qui est intéressant, c’est que c’est à l’effigie de Daishi (surnom de DJ Arafat). Quand on me demande la permission, quand on vient vers moi pour dire voilà, on veut utiliser l’image de votre fils et que je valide ; Voilà ce que ça donne. C’est un tabac qui est bio et qui est destiné aux consommateurs de chicha. Ça sent bon, c’est agréable parce que le Daishi est agréable’’, avait-elle déclaré dans une courte vidéo sur sa page Facebook, dévoilant ainsi la collusion avec l’industrie du tabac.
Pour Karim Abdoul Aziz, expert et consultant en marketing digital, les entreprises en général et les firmes de tabac singulièrement, “ont recours au marketing d’influence parce que cela permet de mieux toucher le cœur des cibles’’.
“La publicité via le marketing d’influence est plus impactant que celle effectuée à travers les médias classiques ou traditionnels pour cinq raisons : elle a une plus longue portée, elle est instantanée, le contenu est varié (vidéos, visuels, textes, etc..), elle est moins chère et permet des interactions’’, analyse le fondateur et patron de l’agence La Commerciale, spécialisée dans l’élaboration des stratégies marketing digitales.
Les réseaux sociaux, qui n’ont presque pas de “frontières’’, échappent au contrôle du conseil supérieur de la publicité (CSP) en Côte d’Ivoire. Pire, il n’y a aucune structure de veille et de contrôle des opérations de communication de l’industrie du tabac sur les réseaux sociaux comme en France, où le Comité national contre le tabagisme (CNCT) est investi de cette mission.
C’est donc sur le terreau de l’absence de contrôle et la difficulté à règlementer ce que font les internautes que prospère l’industrie du tabac dans cette forme de publicité déguisée.
Ainsi, plusieurs sites de vente en ligne ont été créés et font, en toute impunité mais surtout en violation de l’article 10 de la loi anti-tabac (qui dispose que “la vente du tabac et des produits du tabac par internet, distributeur automatique ou par tout autre moyen virtuel est interdite’’), la promotion des produits émergents du tabac comme les e-cigarettes. Même le bon vieux cigare n’est pas en reste.
A côté de l’outil internet, “l’industrie du tabac peut financer des films et des productions audiovisuelles pour montrer des marques de cigarettes ou des scènes tabagiques dans le but de s’assurer aussi de la visibilité’’, explique Dr Francis Boli, secrétaire exécutif du ROCTA-CI.
Le parrainage, la RSE…autres stratégies de contournement
Si le marketing d’influence reste l’une des principales stratégies de l’industrie du tabac pour violer l’interdiction de publicité, elle n’est pas la seule déployée par les fabricants.
Par le parrainage médiatisé ou non, sous forme de contribution à des activités publiques ou privées et à des événements (sportif, musical, culturel, artistique), l’industrie du tabac s’assure une promotion vitale et avec un réel impact.
Pour polir son image et se donner une sorte de respectabilité auprès du public, l’industrie du tabac mène quelquefois des programmes communautaires d’aide sociale désignés sous le vocable de responsabilité sociale des entreprises (RSE).
“Ces activités sont en réalité une publicité déguisée pour promouvoir l’usage du tabac sous couvert de l’aide sociale’’, soutient Dr Nestor Koffi, chef du service information, éducation et communication au Programme national de lutte contre le tabagisme, l’alcoolisme, la toxicomanie et les autres addictions (PNLTA).
Il y a quelques années, “la Société ivoirienne des tabacs (SITAB) a soutenu une ONG en lui offrant divers matériels lors de la célébration de la journée mondiale de lutte contre le paludisme. Ces dons ont été distribués à cette occasion aux populations du village d’Abobo-Baoulé dans la commune d’Abobo’’, indique un rapport de l’ONG ivoirienne de lutte anti-tabac CLUCOD, publié en août 2021 et intitulé “Côte d’Ivoire : indice d’ingérence de l’industrie du tabac 2021’’.
Cette même firme de tabac a financé la construction d’une école dans la région de Bouaké, au centre du pays.
Le parrainage et les actions dites de responsabilité sociale sont autant de stratégies (et certainement pas les seules) de l’industrie du tabac pour violer l’interdiction de publicité et in fine pour influencer la consommation des produits du tabac.
Les jeunes, cible privilégiée de toutes ces stratégies
Toutes ces stratégies publicitaires qui se déploient de manière sournoise pour les produits du tabac (chicha, cigarette électronique, etc..) et les activités de l’industrie du tabac elle-même (mécénat, le sponsoring, etc…), visent à atteindre le public cible : les jeunes.
Les supports ou lieux dans lesquels les publicités ou les activités promotionnelles sont présentées, le langage utilisé, le graphisme ou encore le type d’image employé, ne sont pas dus au hasard mais résultent d’un calcul minutieux et d’un plan savamment élaboré, visant à toucher le plus de jeunes possibles.
“C’est pourquoi, dans les petits commerces, les produits de tabac sont généralement proposés à la vente à proximité des sucreries et autres friandises pour attirer le regard des enfants et des adolescents’’, révèle Dr Nestor Koffi.
Pour augmenter la consommation de ses produits et garantir ses ventes, l’industrie du tabac a constamment besoin de renouveler sa clientèle en raison des fumeurs qui arrêtent de fumer ou qui décèdent. Les firmes travaillent à renouveler leur “parc de consommateurs’’.
Ainsi, “pour appâter les jeunes filles, elle (l’industrie du tabac) fabrique des cigarettes sous forme de rouge à lèvre, mince, effilé. Cela semble donner un style tendance qui séduit les jeunes filles. Les cigares eux, sont présentés comme une affirmation, une marque de la bourgeoisie, de réussite sociale. Il y a aussi les designs des paquets de cigarettes très raffinés qui attirent les jeunes sans compter les nouvelles formes de tabac comme la chicha ou encore la cigarette électronique’’, confirme Dr Ernest Zotoua, directeur coordonnateur du PNLTA, dans une interview, à Fraternité Matin, dans son édition du mardi 15 juin 2021, numéro 16.940.
Malgré tout, le gouvernement a, entre ses mains, des outils pour mettre fin à ces stratégies de l’industrie du tabac. Cela passe par plusieurs actions ou mesures comme celle de cesser d’accorder des incitations à l’industrie du tabac, de dénormaliser ses activités dites socialement responsables, de rehausser la taxation sur les produits du tabac, de vulgariser la loi anti-tabac en associant par exemple l’image de célébrités ou d’influenceurs à des campagnes de sensibilisation contre le tabagisme, de faciliter la mise en œuvre effective de cette loi par la prise de tous les décrets d’application.
Par Serge Alain KOFFI